CHAPITRE PREMIER - La ferme Girard

 

 

« Nous sommes  ici depuis  une semaine et je meurs d'ennui, déclara Claude.

— Ce n'est pas vrai! protesta Annie. Nous avons été très occupées et nous avons fait de si belles promenades à cheval.

— Je te dis que je meurs d'ennui, répéta Claude avec véhémence. Je le sais mieux que toi, tout de même! Cette horrible Paulette… Comment peut-on la supporter?

— Paule ! dit Annie en riant. Tu devrais la trouver sympathique : vous avez les mêmes goûts. Comme toi elle est furieuse d'être une fille et elle fait tout ce qu'elle peut pour ressembler à un garçon. »

Les deux cousines étaient allongées près d'une meule de foin, dans un pré. A quelque distance, on apercevait une grande ferme. M. et Mme Girard, les propriétaires, faisaient l'élevage des chevaux et, pendant les vacances, prenaient de jeunes pensionnaires qui participaient à leurs travaux par jeu plutôt que par nécessité.

C'était Annie qui avait eu l'idée d'y venir pour Pâques pendant que ses frères, François et Michel, campaient avec des camarades de leur collège. Elle aimait beaucoup la campagne bretonne et pouvait se livrer à son sport préféré, l'équitation.

Claude, elle, se montrait d'humeur massacrante. Elle regrettait la société de ses cousins avec qui, en général, elle passait toutes ses vacances et en voulait à François et à Mick de faire pour une fois bande à part.

« Pourquoi fais-tu ainsi la tête? demanda Annie. Tu ne comprends donc pas que les garçons préfèrent de temps en temps être seuls entre eux? Les filles les encombrent et les empêchent de faire ce qu'ils veulent. »

Claude n'était pas du tout de cet avis.

«  Je suis aussi forte que François et Mick, dit-elle. Je n'ai peur de rien et je peux les suivre partout. Je suis même plus résistante et plus courageuse que bien des garçons.

— C'est exactement ce que Paule pense d'elle-même, répliqua Annie en riant. Tiens, la voilà là-bas… Elle marche à grands pas, les mains dans les poches de son blue-jean, et elle siffle comme un palefrenier. »

Claude fronça les sourcils. Paulette et Claude s'étaient détestées à première vue, au grand amusement d'Annie; cependant elles avaient bien des points communs. Claude, en réalité, s'appelait Claudine, mais elle refusait de répondre à ce nom. Paulette s'était baptisée « Paule » et devenait même « Paul » à l'occasion.

Claude et Paule étaient du même âge et portaient les cheveux très courts, mais Paule avait des baguettes de tambour tandis que Claude bouclait naturellement.

" Frisée comme tu l'es, on voit bien que tu es une fille, disait Paule à Claude d'un ton de pitié.

— Ce que tu peux être bête! ripostait l'autre. Beaucoup de garçons ont les cheveux bouclés. »

Le plus exaspérant pour Claude était que Paulette se distinguait dans tous les sports; en particulier, elle montait très bien à cheval. Cette rivalité inattendue gâchait les vacances de Claude. Annie riait sous cape de cette situation qui lui paraissait très comique. Les deux fillettes affectaient de se donner leurs prénoms entiers, Paulette et Claudine. Et, bien entendu, celle qui était ainsi Interpellée ne daignait jamais répondre. M. Girard, le robuste fermier, s'emportait et les réprimandait sévèrement.

" Vous êtes stupides toutes les deux! » déclara-t-il un matin pendant le déjeuner en leur voyant échanger de sombres regards. « Je n'ai jamais connu de filles aussi sottes que vous. »

Annie éclata de rire. Des filles! C'était l'offense la plus cruelle qu'on pût leur infliger. M. Girard intimidait un peu Annie. Il avait la tète près du bonnet et ne mâchait pas ses mots, mais il savait aussi rire et plaisanter avec les enfants. Tous ses jeunes pensionnaires gardaient un bon souvenir de leur séjour chez lui.

«  Sans Paule, tu aurais été très heureuse cette semaine, dit Annie, appuyée contre la meule de foin. Le temps est merveilleux et nous en avons bien profité.

— Si les garçons étaient ici, ce ne serait pas la même chose, remarqua Claude. Ils auraient vite fait de river son clou à cette poseuse de Paulette. Je regrette d'être venue.

— Rien ne t'y obligeait, après tout! s'écria Annie, irritée. Tu n'avais qu'à rester à Kernach avec ton père et ta mère; mais tu as voulu venir ici avec moi jusqu'au retour des garçons. Et maintenant tu fais des tas d'histoires; ce n'est pas très gai pour moi.

— Je te demande pardon, dit Claude. Je suis insupportable, je le sais… mais François et Michel me manquent. Nous passons d'habitude toutes les vacances ensemble et je suis désorientée sans eux. Je n'ai qu'une seule consolation…

— Je la devine… interrompit Annie en riant. Tu es contente que Dagobert, lui aussi, déteste Paule.

— Paulette! corrigea Claude. Oui, Dago est un chien intelligent. Il ne peut pas la souffrir… Dago, il n'y a pas de lapins ici; cesse de flairer partout et viens te coucher près de moi. »

Dagobert obéit à regret et, avant de s'allonger, donna un coup de langue à sa jeune maîtresse.

«  Nous disions, Dagobert, que tu as bien raison de ne pas aimer cette horrible Paulette », déclara Claude.

D'un coup de coude, Annie lui imposa silence. Une ombre tomba sur elles; quelqu'un avait fait le tour de la meule de foin. C'était Paulette. Son air pincé montrait qu'elle avait entendu la remarque de Claude.

" Un télégramme pour toi, Claudine, dit-elle en tendant un papier bleu. C'est peut-être un message urgent et je te l'apporte.

— Merci, Paulette », dit Claude, et elle prit le télégramme. Elle l'ouvrit et poussa une exclamation. « Ça alors! dit-elle à sa cousine. C'est de maman. »

Annie lut à son tour.

 

«  Prolonger séjour une semaine, papa légèrement souffrant. Baisers. Maman. »

 

— Quelle guigne! s'écria Claude toute rembrunie. Moi qui croyais retourner à Kernach demain ou après-demain et y retrouver les garçons. Nous voilà ici jusqu'à la fin des vacances. Je parie que papa n'a qu'une migraine ou un rhume; il redoute surtout le bruit que nous faisons.

— Nous pourrions aller chez moi. dit Annie. Mais la maison sera sens dessus dessous puisque nous avons les ouvriers qui repeignent toutes les pièces.

— Non, je sais que tu préfères rester ici, dit Claude. Et nous serions un embarras pour tes parents. Flûte! flûte! Trois fois flûte! Encore une semaine à passer ici sans les garçons. Ils prolongeront leur séjour au camp, bien sûr. »

Elles retournèrent à la ferme pour avertir M. Girard du changement de programme. Il accepta de garder les deux cousines une semaine de plus. D'autres enfants étaient attendus, mais on s'arrangerait. Au pis aller, Annie et Claude coucheraient sous la tente.

«  Toutes mes condoléances, Claudine, dit Paule qui écoutait la conversation. Je sais que tu t'ennuies beaucoup ici. Dommage que tu n'aimes pas les chevaux. Dommage que tu…

— Tais-toi! » lança Claude, furieuse. Elle sortit en claquant la porte.

M. Girard foudroya du regard Paulette qui sifflotait, les mains dans les poches.

« Oh! vous deux! s'écria-t-il. Que vous êtes agaçantes! Toujours à singer les garçons. Annie est bien plus gentille… Il y a de la paille à porter dans les écuries. Vous vous en chargez?

— Oui, dit Paulette debout devant la fenêtre.

— Oui, monsieur, corrigea M. Girard. Je vous prie de parler poliment. Vous n'êtes pas un gamin des rues…»

Il s'interrompit car un jeune garçon entrait en courant.

«  Monsieur… un petit gitan amène un cheval à moitié galeux, et qui boite, pour que vous le guérissiez.

— Encore ces gitans! s'écria le fermier. J'y vais. »

Il sortit et Annie le suivit pour ne pas rester seule avec Paulette. Elle trouva Claude dehors auprès d'un petit garçon sale et déguenillé et d'un cheval blanc et roux, à l'air malheureux et résigné. Le fermier examina la jambe de l'animal.

« C'est bon, dit-il, tu vas le laisser ici et je le soignerai.

— C'est pas possible, m'sieur! protesta le petit garçon. Nous retournons demain à la Lande du Mystère.

— Il ne pourrait pas traîner ta roulotte. Si ton père faisait travailler un cheval dans cet état, je le signalerais à la gendarmerie.

— Faites pas ça, m'sieur! supplia l'enfant. Papa veut absolument que nous partions demain.

— Pourquoi êtes-vous si pressés? demanda le fermier. Qu'importent un jour ou deux de plus? La Lande du Mystère ne s'envolera pas. Je me demande ce qui vous attire là-bas; un endroit désolé où il n'y a ni une ferme ni une maison…

— Je vais vous laisser mon Pompon », dit le petit garçon en donnant une tape amicale sur l'encolure du cheval qu'il aimait malgré sa laideur. « Mon père sera en colère; tant pis, les autres roulottes partiront avant nous et nous les rattraperons. »

Il porta la main à son front pour saluer le fermier et s'éloigna rapidement, silhouette brune et chétive.

« Conduisez ce cheval dans la petite écurie, ordonna M. Girard à Claude et à Annie. Je m'occuperai de lui tout à l'heure. »

Elles s'empressèrent d'obéir.

« La Lande du Mystère! dit Claude. Quel drôle de nom! Les garçons aimeraient ça. Ils partiraient tout de suite en exploration, n'est-ce pas?

— Oui. Je voudrais bien qu'ils viennent, approuva Annie. Mais ils sont sûrement très heureux dans leur camp. Viens, Pompon, viens. M. Girard va bien te soigner. »

Elles sortaient de l'écurie quand Pierre, le jeune garçon qui avait annoncé l'arrivée du petit bohémien, les appela.

« Hé! là-bas! Claude et Annie! On a apporté une autre dépêche pour vous! »

Elles coururent à la ferme.

 « Oh! j'espère que papa va mieux et que nous pourrons retourner à Kernach! » dit Claude. Et elle se dépêcha d'ouvrir le télégramme et poussa un cri qui fit sursauter Annie. « Chic! Les garçons viennent ici! »

Annie saisit la petite feuille bleue et lut :

 

« Arriverons demain, camperons si place manque, préparez aventure palpitante. François-Mick. »

 

« Ils viennent! Ils viennent! s'écria Annie aussi contente que Claude. Ce que nous allons nous amuser!

— Dommage que nous n'ayons aucune aventure à leur offrir, dit Claude. Mais après tout, on ne sait jamais! »